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6 octobre, 2024
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Nouvelle : Augures sur les rives du Niger

Au Niger, près de six mois après le coup d’État militaire perpétré par le général Tiani, chef de corps de la garde présidentielle, le temps de l’euphorie semble s’être arrêté ; et on sent déjà monter une vague, pour l’instant un peu sourde, de scepticisme dans les rangs même de ceux et celles qui ont célébré le changement intervenu le 26 juillet 2023. Ces derniers temps, comme c’est souvent le cas en périodes troubles, les devins, vrais et faux, sont très sollicités. Aruwa, grand prêtre d’un culte ancestral toujours respecté, est l’un des plus fréquentés. Sa vaste cour ne désemplit pas de monde : civils et militaires, activistes de la société civile et politiciens, fonctionnaires et commerçants, tous visiblement inquiets et préoccupés, y défilent tous les soirs ; et Aruwa, qui n’arrive plus lui-même à communiquer avec les esprits des collines de Goru-Kirey, sources de son inspiration mystique, ne cesse de répéter à ses visiteurs du soir les mêmes histoires qu’ils ont déjà entendues à la fada ou sur les réseaux sociaux. 

En vérité, Aruwa n’est pas très familier, même s’il reste un observateur attentif de tout ce qui se passe dans le pays, des sujets éminemment politiques sur lesquels ce beau monde l’interroge ces derniers temps. Les gens venaient le consulter avant pour des histoires et préoccupations strictement personnelles (conflits au sein des couples, rivalité sur les lieux de travail, quête de promotion ou de marchés, faits de sorcellerie, recherche de pouvoirs occultes, prédication sur ses chances de succès, etc.) ; mais, jamais, sauf à des moments exceptionnels comme les débuts des saisons de pluies, il ne s’est retrouvé assailli et pressé d’apporter un éclairage sur des sujets revêtant un caractère plutôt collectif comme ceux qui agitent aujourd’hui les élites et les gens ordinaires du pays. Ces sujets, ils sont relatifs aux événements politiques survenus le 26 juillet, après douze années de gestion du pays par Tarrayya et ses alliés ; douze années durant lesquelles sont nées des rancœurs et des inimitiés qui alimentent à présent une demande de vengeance et d’exclusion que les nouveaux maîtres du pays ne peuvent assumer.

Sur ces sujets, Aruwa a aussi ses petites idées, un peu comme tout le monde ; et comme il écoute beaucoup de ce qui se dit, celles-ci ne sont pas très éloignées de la doxa populaire. Ce sont elles qu’il ressassait à ses visiteurs nocturnes jusqu’à ce jour où, fatigués de s’entendre raconter toujours les mêmes histoires, neuf d’entre eux, parmi les plus célèbres et les plus réguliers, issus des neuf communautés du pays, décident finalement de s’adresser à son épouse, Iya, dont on dit qu’elle a autant, sinon plus de pouvoirs occultes que son mari ; mais, pour accéder à cette mystérieuse dame qui ne sort de sa case qu’une seule fois par an, il faut d’abord convaincre son époux, Aruwa, et obtenir son autorisation, moyennant huit calebasses de sable, Labu, et autant de gourdes d’eau de puits artésiens, provenant des huit régions du pays. Ces présents, très symboliques, doivent être portés par des adolescents, filles et garçons, nés tous le soir du 18 février 2010, tout juste après l’annonce du précédent coup d’État militaire que le pays a connu. 

Avec l’appui de la junte, tout le nécessaire, sable et eau de puits, est rapidement assemblé par les gouverneurs des régions, et un avion spécial de l’armée, le C130 fourni récemment par les Américains, est affrété pour en assurer le transport jusqu’à l’escadrille. Les seize adolescents, huit filles et huit garçons, qui porteront les présents jusqu’à la cour de Aruwa, sont aussi formellement identifiés, avec une célérité inhabituelle, à partir des registres de l’état civil. La brigade de recherche des services de renseignement est mise à contribution pour les retrouver dans les dédales de leurs quartiers, les vêtir tous de boubous et pagnes noirs de bogolan, et les aligner sur le tarmac de la base aérienne 101, là même où, il y a quelques années, un grand Chef avait été froidement abattu à l’arme lourde par des éléments de sa propre garde. L’histoire tragique de ce grand Chef hante toujours toute l’élite, civile et militaire, au pouvoir dans le pays ; et il a fallu d’ailleurs agiter, très ouvertement, la menace de sa répétition pour que la voie du dialogue s’ouvre entre certains acteurs régionaux.

Sur la célèbre base aérienne, d’habitude très bruyante et bien éclairée, il règne ce soir-là un calme de cimetière ; et rien, à part quelques conteneurs éventrés, n’indique que cet endroit a été une forteresse des armées les plus puissantes du monde. Les militaires français, les premiers à s’y installer, sont tous repartis, il y a quelques jours de cela, avec armes et bagages, sous les huées d’une foule hostile. Les Américains, qui les avaient trouvés sur les lieux, ont quant à eux déménagé depuis quelques mois ; tandis que Allemands, Italiens, Canadiens et quelques autres, encore présents, se cachent quelque part sous des tentes obscures dressées non loin de la piste d’atterrissage, en attendant que leur sort soit tranché par les nouveaux maîtres du pays. Les jeunes gens, qui ne savent pas encore pourquoi ils ont été emmenés sur ces lieux, ne sont guère intimidés par cette ambiance ; au contraire, ils sentent de monter en eux un sentiment de fierté, à l’idée d’être les premiers de leur génération à mettre les pieds dans ce qui était, hier seulement, un sanctuaire fermé aux gens du pays.

Après une longue heure d’attente, les jeunes gens, visiblement très excités, aperçoivent le C130 de l’armée, reconnaissable à sa couleur gris-sombre, amorcer son atterrissage à l’autre bout de la piste. L’aéronef vient s’immobiliser, quelques minutes plus tard, dans l’aire de stationnement, puis un officier bardé de gris-gris, tel un dozon, fait signe aux jeunes gens d’avancer, en bon ordre, vers l’arrière de l’appareil. Les filles reçoivent chacune, l’ordre de porter sur la tête une calebasse de sable Labu, et les garçons, de porter chacun, en bandoulière, une gourde d’eau de puits. En deux rangs et en file indienne, suivis par les neuf comparses qui ont commandité l’affaire, ils entament une longue procession silencieuse jusqu’à la cour de Aruwa, située à plusieurs kilomètres de la base aérienne ; et aussitôt arrivés, ils se mettent, sans d’ailleurs même s’en rendre compte, à entonner « Pour l’honneur de la patrie », le nouveau chant patriotique que tous les enfants reprennent joyeusement un peu partout dans le pays.

Débout au bon milieu de sa cour, juste à côté de l’autel des grands sacrifices, Aruwa, majestueux avec sa tunique ornée de koris et de miroirs, fait signe aux adolescents de se mettre à genoux ; et d’un air narquois, il provoque tout de suite une certaine gêne chez ses visiteurs en leur rappelant ce qu’il avait déjà prédit au sujet de ce nouveau chant patriotique entonné par les jeunes gens. « Ne vous ai-je pas dit qu’un de ces jours, vos corps vibreront au rythme de ce chant dont vous vous êtes moqués il y a seulement quelques mois ? », interrogea-t-il, sans recevoir aucune réponse de leur part. « Vous voulez consulter Iya sur vos tourments parce que vous êtes fatigués, n’est-ce pas, de m’écouter vous raconter toujours les mêmes histoires ? », interrogea-t-il encore, obligeant cette fois-ci ses visiteurs à baisser leurs têtes pour fuir son regard. « Eh bien, Iya vous attend dans sa case, mais je vous préviens que vous serez désormais tenus, au risque de provoquer la colère des esprits, par tout ce que vous reconnaitrez vous-mêmes comme vérités », avertit Aruwa sur un ton martial. 

Après s’être assuré de la conformité de tous les présents apportés, Aruwa les transporte lui-même jusqu’au fond de la case de Iya où il déverse le contenu de chaque calebasse et chaque gourde ; puis, une fois sortis tous les récipients vidés, il invite ses visiteurs à s’introduire un à un dans la case et à s’asseoir, sans rien dire, sur le tapis de sable du pays qu’il vient de réaliser avec ce qu’ils ont apporté. La surprise des visiteurs est grande de découvrir que la case de Iya est presque vide : il n’y a ni fétiches, comme c’est souvent le cas chez les mystiques animistes, ni mobiliers, pas même une natte, ni ustensiles, pas même une calebasse. La mystérieuse dame est elle-même assise par terre comme les visiteurs, couverte d’un pagne noir en cotonnade, semblable à celui que les animistes utilisent souvent comme linceul. « Soyez les bienvenus, vous êtes les derniers visiteurs que je vais recevoir durant ma longue carrière de Iya ; et donc je vous accorde le privilège, très redoutable, de découvrir mon visage et de témoigner demain pour les jeunes qui ont porté vos présents ». Telles sont les premières paroles de Iya ; et aussitôt dites, elle retire la partie du pagne qui couvre son visage.

Le visage de Iya, qui est pratiquement la doyenne de sa communauté, ne semble pas avoir pris une ride, malgré le poids de l’âge ; il est toujours d’une très grande beauté et rappelle aux plus anciens celui d’une grande dame poignardée mortellement par des militaires venus nuitamment au Palais arracher le pouvoir à son mari. La voix imposante de Iya rappelle aussi celle d’une autre grande dame, qui s’est fait abattre par balles, en s’interposant entre son mari, éminent homme politique, et des militaires assassins, qui ont ouvert la voie à l’une des pires guerres civiles dans leur pays. Les neuf visiteurs n’ont pas eu besoin d’explications pour comprendre que cette ressemblance de Iya avec ces deux dames est en soi déjà un message fort ; car, elle ravive dans les esprits le côté tragique que les contemporains omettent, parfois volontairement, d’évoquer lorsqu’ils parlent aux jeunes des premières interventions des militaires dans l’arène politique.

A son auditoire, déjà un peu honteux d’avoir dissimulé aux jeunes gens le côté sombre des pouvoirs militaires antérieurs, Iya se montre plutôt compréhensive et compatissante ; car, elle sait qu’ils sont, pour la plupart, tourmentés depuis quelques mois qu’ils pensent tirer profit d’événements politiques qu’ils n’ont ni planifiés, ni exécutés eux-mêmes. « Vous savez, mes enfants, leur dit-elle, chaque fois qu’une communauté est à bout et qu’un événement inattendu se produit, il est tentant de l’attribuer à une certaine providence ; mais, on finit par découvrir, parfois sur le tard et avec beaucoup d’amertume, qu’il s’inscrit parfaitement dans un plan orchestré par un esprit malin dont le but ultime n’est point de délivrer la communauté ». Ces paroles de Iya, qui relèvent d’une sagesse populaire qu’aucun des visiteurs n’ignore, n’ont rien de prophétique ; mais, dites dans ces circonstances, elles ne manquent pas de résonner comme l’annonce d’un désenchantement proche et certain.

Quinze minutes durant, pendant que Iya trace et efface sur le sable quelques lignes et courbes, toujours identiques, personne n’ose dire mot ; pas même le plus âgé du groupe sur lequel elle lance un regard furtif, presque inquisiteur, chaque fois qu’elle efface ces dessins bizarres auxquels nul ne comprend grand-chose. Le vieil homme est déjà pris de panique quand Iya l’invite finalement à effacer de ses propres mains les dernières lignes et courbes qu’elle dessine sur le sable. Ce qu’il fait aussi vite qu’il le peut. Le fixant droit dans les yeux, Iya lui dit : « je lis sur ton visage que c’est toi, le plus âgé et le plus expérimenté de tous, qui, le premier, as cru que la providence venait de frapper à ta porte le soir même du 26 juillet ; le temps est à présent venu pour toi de dire, en toute sincérité, pourquoi tu sembles plus tourmenté que les autres, après leur avoir donné l’espoir d’un lendemain meilleur ». La réponse du vieil homme est courte et simple : « la providence a bien frappé à ma porte ; mais, je n’avais pas compris que c’est pour participer à l’accomplissement du plan de mes ennemis ».

La gorge serrée et les yeux larmoyants, le vieil homme se lève pour sortir de la case, sans même demander l’autorisation à la maîtresse des lieux ; mais, cela ne dérange point Iya qui invite trois autres personnes à tracer chacun trois lignes distinctes sur le sable. Elles exécutent aussitôt neuf lignes bien droites, presque identiques, chacun ayant pris grand soin d’imiter l’autre, et chacun veillant à ce que ses lignes ne rencontrent celles des autres. La vieille dame sourit, sans les regarder, quand toutes les lignes tracées s’effacent d’elles-mêmes, et elle leur dit : « Mes chers enfants, vous pouvez vous mentir à vous-mêmes, mais sachez que la terre de cette case ne ment pas ; elle me charge de vous dire que vous allez traverser à présent les moments les plus pénibles de vos carrières politiques comme la juste sanction de tout ce que vous n’avez pas voulu accomplir par peur ou par calcul. Vous avez accepté que vos querelles soient tranchées à la baïonnette par les militaires ; et chacun se gausse de la blessure de l’autre, espérant même qu’il n’en guérisse point ». 

Après avoir marqué une courte pause, qui semble durer toute une éternité pour ses visiteurs, Iya leur annonce enfin le verdict de la terre qui ne ment pas : « Vous ne serez plus seuls quand la saison de la chasse sera à nouveau ouverte ; vous allez devoir compter avec ceux sur lesquels vous avez porté tous vos espoirs de capturer et garder pour vous le gros gibier ».  Ce gros gibier, chacun est au courant de tout ce dont recèle son vaste corps comme huiles grasses, divers métaux précieux, matières gazeuses et eaux douces ; et c’est pour cela que Iya n’a pas eu besoin d’expliquer que ce gibier suscite également la convoitise de forces redoutables aux aguets dans les parages. Les trois s’en vont découragés et Iya invite alors les plus jeunes, eux qui espèrent bénéficier légitimement de la plus grosse portion de ce gibier aujourd’hui au cœur de tous leurs discours et chants patriotiques, à tracer à leur tour des lignes bien droites. L’exercice est un peu difficile pour eux ; car, les lignes qu’ils tracent ressemblent plutôt à des courbes. Les pointes de ces courbes sont, telles des flèches, orientées vers deux hommes, l’un en boubou et l’autre en treillis, assis de façon un peu démarquée.

A la fois admiratifs et craintifs, les deux comparses, à présent collés l’un à l’autre, sont intrigués de voir les pointes des courbes orientées vers eux ; mais, ils restent plutôt calmes, même lorsque la figure qu’elles forment paraît s’avancer en leur direction. Les jeunes gens sont parfois imprévisibles, et toujours vindicatifs ; ils se sont approprié une initiative qu’ils n’ont pas lancée et veulent même la transformer en révolution. Ces derniers temps, leur enthousiasme s’est quelque peu estompé ; mais, ils s’efforcent toujours de rester debout. C’est la première fois, depuis douze ans, qu’ils ont le sentiment d’être les acteurs d’une histoire en marche ; et c’est pourquoi Iya elle-même se sent dans l’obligation de s’adresser à eux, avec beaucoup de précautions de langage : « Vous avez le sentiment d’avoir accompli une mission historique, leur dit Iya, en mettant dehors certaines forces extérieures ; mais, vous savez que rien n’est encore acquis pour vous-mêmes et vous avez peur que le cours des événements vous échappe. Vous étiez seuls sur les barricades, à l’escadrille et sur tous les ronds-points, pendant des mois ; mais, maintenant, d’autres ont surgi de quelque part et semblent davantage avoir les faveurs du nouveau pouvoir ».

A ces paroles de Iya, l’homme en treillis, un peu irrité, veut réagir ; mais, son comparse en boubou l’en dissuade. Le petit geste discret n’a pas échappé aux jeunes gens qui lui jettent un regard particulièrement sévère avant de s’en aller. « Faites quelque chose pour nous, Iya, nous avons un mauvais présage », implore l’homme en boubou. « Qu’est-ce que je peux faire pour vous, puisque vous avez été les seuls, dans cette case, à prendre la parole sans que je ne vous la donne ? », répond Iya. « La terre a déjà parlé, le 25 juillet, pour vous et pour l’homme qui est entre vos mains, leur dit-elle ; elle vous a dit à vous deux que votre entreprise réussira grâce au concours d’hommes et de femmes que vous ne portez pas dans vos cœurs, et à votre victime qu’il payera cher la confiance totale qu’il a placée en vous. Sachez seulement que nombre de ceux et celles qui ont apporté de l’eau à votre moulin, espèrent qu’elle en déborde vite pour vous emporter ; mais, seule la terre, qui ne ment jamais, vous dira, avec certitude, s’ils auront ou pas gain de cause dans un avenir proche ou lointain. Le soleil se lève déjà et j’entends au loin l’appel du muezzin ; il est trop tard pour la faire parler maintenant ».

Dehors, sur les hauteurs de Goru-Kirey, une horde de motards fortement armés fonce, à vive allure, sur la concession de Aruwa ; et on voit se lever au loin, à la fois grise et sombre, la fumée des écoles qu’ils viennent de saccager et brûler. Ces fanatiques ne viennent pas pour consulter le grand prêtre Aruwa ; ils viennent en finir avec lui, le grand prêtre païen qui se croit autorisé à prédire l’avenir. Comme leurs amis, les Talibans en Afghanistan, ils se préparent à une prise du pouvoir sur la durée ; et ils se félicitent déjà de voir que la loi des armes, même si ce n’est pas encore tout à fait la leur, est largement acceptée dans toute la région. Les militaires sont de retour au pouvoir dans le pays ; et ils entendent y rester aussi longtemps que possible. Les élites civiles, qui n’ont pas su établir un contrat politique et social basé sur le respect des droits et des libertés, jouent déjà les supplétifs, sur la scène politique et sur les théâtres de la guerre. La case des esprits, d’où Iya s’est mystérieusement envolée, prend feu. Les deux hommes, qui s’y trouvent, fondus par les flammes en un seul être à deux visages, surgissent des décombres, et se proposent d’incarner Janus, dieu romain des transitions, des commencements et des fins. L’histoire ne s’arrête pas ; elle poursuit son long cours. 

A.T. Moussa Tchangari

PS : Il ne s’agit là de rien de plus qu’une fiction ; même s’il est fait référence à des événements bien réels. Les personnages sont aussi imaginaires ; même si certains seront tentés de les confondre à des personnes réelles.

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