Nous nous sommes compris dès le départ. Le sable semblait être plus qu’une métaphore du pays « découvert » à mon arrivée un 5 avril de 2011. Je connaissais le sable de la Méditerranée et, dans une moindre mesure, celui de l’océan Atlantique lors de mes séjours en Côte d’Ivoire et au Libéria. Un bref passage au Bénin m’a fait découvrir la « Porte du non-retour » des esclaves retenus avant leur voyage vers les Amériques. Le monument en question est planté dans le sable face à la mer. Mais ce n’est pas le sable que j’aurais connu dans la capitale Niamey, avec les migrants et en général lors de mon séjour dans le pays.
La vie, l’histoire, les migrations, la politique et les coups d’État qui ont caractérisé le transit en question sont, du sable, le symbole, l’expression et le contenu. Trop souvent, en écoutant les récits des migrants revenant du « Sud de Lampedusa », il ne restait qu’elle, le sable, sur les carreaux du bureau. Les migrants de retour gardaient leurs sacs, trop souvent vides, et leurs histoires, un mélange de douleur et de déception que des années d’efforts, hérissées d’obstacles dans le désert, avaient transformé en une aventure impossible à répéter. Le sable reste, muet et fidèle, le seul témoin de l’expérience quotidienne de milliers de migrants qui souhaitaient devenir citoyens d’un monde où les frontières ne sont pas des murs et des barrières. Ils ont imaginé qu’un autre monde était possible et à la portée de la « migration » pour se rendre compte, au contraire, que l’ancien monde s’était équipé pour les renvoyer à l’expéditeur sous prétexte d’illégalité. Le sable rappelle à tous les humains qu’il les engendre et qu’ils reviendront à lui, au sable, laissant derrière eux des pays, des villes, des palais, des monuments, des conquêtes, des empires et des frontières que l’on croyait éternels.
Le vent, lui, m’est apparu plus tard et selon les saisons. Ce n’est qu’avec le temps qu’il est devenu visible, cohérent, réel, omniprésent et qu’il a constitué une deuxième métaphore particulière du séjour dans le pays, jusqu’à devenir irremplaçable dans la narration de l’expérience. Les noms, les visages, les histoires, les événements et même les espoirs sont confiés au vent pour qu’il aille où il veut. Le vent emporte les pensées, les désirs et surtout les mots avec lesquels on voudrait emprisonner la réalité. Les idéologies et les religions, lorsqu’elles s’y associent et s’en servent, sont des stratégies pathétiques et parfois dramatiques pour emprisonner la réalité et la rendre à leur image. Heureusement, le vent arrive, imprévu et imprévisible, pour perturber les plans des puissants pour contrôler la vie des pauvres qui s’imaginent pouvoir dominer le monde. Le vent sans direction, sans but apparent et à l’objectif incertain s’offre comme un symbole de liberté en mouvement visant à perturber les dictatures militaires.
La tempête arrive soudainement. Un vent violent, du sable et, rapidement, même le soleil devient rouge foncé, puis la nuit tombe en plein jour. On s’y habitue avec le temps, mais la première fois, la surprise et la stupeur frappent l’imagination. Combien de temps la tempête de sable va-t-elle durer et quand la lumière du soleil reviendra-t-elle enfin éclairer le monde ? Nous sommes en 2015, au mois de janvier. Des églises et des institutions chrétiennes (et dans une certaine mesure des intérêts français) sont attaquées à Zinder et à Niamey. C’était un vendredi et un samedi matin après la publication controversée d’une caricature du prophète de l’islam par le journal satirique français « Charlie Hebdo ». Des troubles avaient éclaté dans diverses parties du monde et au Niger, une situation politique tendue avait atteint son paroxysme. Les communautés chrétiennes sont soudainement rejetées, persécutées, blessées et stigmatisées. Une tempête de rage dans les rues ce jour-là et, trois ans plus tard, l’enlèvement de mon ami et confrère Pierluigi Maccalli par des groupes terroristes armés d’inspiration islamique. Deux longues années d’emprisonnement dans le désert, dans la solitude et des conditions de vie extrêmes, jusqu’à sa libération en 2020, avec d’autres otages.
Chaînes de la liberté, a écrit Pierluigi dans son livre-journal de ses deux années d’emprisonnement dans le désert du Sahara. Il faut surtout souligner, dans la conclusion du livre susmentionné, d’apprendre à « désarmer les mots », car c’est d’eux, armés, que naissent les guerres et tout ce qui porte atteinte à la dignité de la personne. Il est retourné saluer les personnes qui avaient prié pour lui pendant sa détention et s’est rendu compte qu’entre-temps, la situation avec les groupes armés s’était considérablement aggravée. Des zones et des régions entières des Trois Frontières, du Niger, du Mali et du Burkina Faso sont littéralement prises en otage par des groupes armés qui dictent la loi des armes pour imposer leur version de l’islam. La tempête continue car, à ce jour, des milliers de personnes sont des étrangers, déplacés sur leur propre terre. Il ne leur reste plus qu’à fuir pour sauver leurs enfants et emporter avec eux la peur de nouvelles menaces et de représailles financières.
C’est pourquoi c’est finalement la poussière qui décrit le mieux, en l’opacifiant, l’expérience vécue. L’écrivain, poète et philosophe martiniquais Edouard Glissant a raison d’affirmer qu’il y a un droit, pour les hommes, les cultures et Dieu, à l’opacité. La poussière envahit, la lumière, l’incommensurable, la vie vécue au quotidien. Elle s’adapte, elle s’infiltre, elle ment, elle pénètre, elle s’installe et s’attarde partout. Les relations humaines, la politique, l’économie, les promesses des futurs commerçants et les entrepreneurs de guerres. Les pensées, les mots et les religions plus ou moins révélées n’y échappent pas. Elle semble aussi détenir la clé de l’éternité par son omniprésence et son insaisissabilité. La poussière traverse les années, marquant de son opacité les choses, les hommes, les faits et les événements. Elle s’affirme comme une contribution à la vérité de la vie, un mystère caché par une légère couche de poussière d’infini.
Mauro Armanino, Niamey, 5 avril 2025