Toutes les Nations ont eu, à un certain moment de leur évolution, à porter un regard sur leur propre Histoire, en s’appropriant les éléments qui font socle commun ou sens commun à travers son identité et ses traditions. Dans une partie du monde traversée depuis quelques temps par les appels à un ordre libertarien post-vérité promu par Elon Musk (patron de X, anciennement Twitter entre autres) où vérité et mensonge se valent au nom de la liberté d’expression : si le fact-checking est en voie d’être jeté aux oubliettes (avec la dernière prise de position de M. Zuckerberg de Meta), il faudra craindre un certain révisionnisme historique qui ferait la part aux tenants d’un pouvoir quel qu’il soit. En assistant à une remise en cause progressive du multilatéralisme et de l’ordre (comme les récentes déclarations du président étatsunien élu sur le Canada, le Groenland, le Canal du Panama), l’Histoire pourrait être réinterprétée à l’avenant.
Le Comité ad-hoc, mis en place en novembre 2024 et présidé par Maikoréma Zakari, sur le toilettage de l’Histoire du Niger doit permettre à d’éminents historiens de proposer un regard distancié qui expurgera les scories coloniales faites de paternalisme, préjugés et d’autres complexes discriminants. Il ne s’agira pas de « réécrire, ni de réinterpréter » une compilation qui va du paléolithique à l’époque contemporaine récente, mais de dire avec la rigueur historique « ce qui est ».
Il s’agit en réalité d’un vieux projet exhumé (tout comme le nouvel hymne national) qui devait permettre à notre pays de se doter d’une « Histoire générale du Niger ». D’ailleurs beaucoup d’entre nous ont milité pour cette recension qui permettrait aux Nigériens de connaitre et de se (ré) approprier leur riche passé. L’œuvre réussie d’André Salifou « Histoire du Niger » donne « le la » en 1989 en offrant au grand public une approche globale du Niger des « origines à la première république », soit du XVè siècle à 1974.
Beaucoup de pays se sont attelés à ce travail titanesque de recueil de leur Histoire à l’instar du Sénégal, du Togo, du Burkina… pour les plus récents.
Le Sénégal justement a initié ce projet, véritable encyclopédie en cours de 25 volumes, dès 2013 qui va de la période préhistorique à l’époque récente en passant par La Geste des rois, les luttes syndicales et anticoloniales. Le drame de Thiaroye des tirailleurs africains dont le pays a célébré, le 1er décembre dernier, le 80è anniversaire trouve son sens d’une Histoire méconnue, oubliée ou occultée.
Les efforts pour la conception de la connaissance historique ont été aussi matérialisés par l’imposante « Histoire générale de l’Afrique » en 11 volumes et plus de 10.000 pages, menée dès 1964 par l’UNESCO afin de couvrir toute l’Afrique.
Le Niger peut se targuer d’avoir au sein de l’Institut des Recherches en Sciences Humaines, un département ajami (écrits en Hausa et en arabe notamment) avec un fond de plus de 4.000 volumes manuscrits et qui présente une source de matériaux de première main pour la recherche historique. Soit dit en passant les manuscrits anciens du Damagaram prouvent que notre pays possède des trésors à exhumer au sein des palais, maisons des marabouts, vieilles mosquées… qu’il faudra absolument sauvegarder.
L’historiographie « purement nigérienne » commence véritablement au début des année 1970 quand les cadres de recherche furent progressivement mis en place. Auparavant, toute la base historique était l’œuvre de militaires et administrateurs civils coloniaux dont se sont inspirés nos jeunes historiens de l’époque en suivant la méthodologie et exploitant leurs matériaux.
- Le colonel d’infanterie coloniale Maurice Abadie avec son monumental « la colonie du Niger » paru en 1927 propose avec ses excès rhétoriques et langagiers une première tentative de l’Histoire du Niger. La condescendance et la rudesse des propos cataloguent les groupes socio-ethniques sous de vernis anthropo-psychologiques tendancieux : fainéants, voleurs pour les uns, roublards, fourbes pour d’autres…
- Les travaux du capitaine d’artillerie Yves Urvoy ont, par contre, façonné l’historiographie en lui donnant une consistance scientifique avec une approche diacritique des sources orales et écrites. Son livre « Histoire des populations du Soudan Central-colonie du Niger » fut une référence de rigueur et de méthode paru en 1936.
- Par ailleurs, l’administrateur civil colonial Edmond Séré de Rivières produit en 1965 une « Histoire du Niger » quelque peu expurgée de la vision tendancieuse d’Abadie et sera même préfacée par le président Diori Hamani dont il est proche.
Cette dernière situation nous rappelle souvent que l’Histoire doit être déconnectée de l’historien qui la rapporte en raison de certaines pesanteurs et influences politiques pour ne pas sombrer dans l’hagiographie des pouvoirs en place. Jérôme Bernussou pointe dans son « Histoire et mémoire au Niger » ces accointances et pressions politiques comme lorsque le Niger a quitté le conseil consultatif du CAMES en 1977… Le cas du livre d’André Salifou « Histoire du Niger » est assez illustratif en marquant une certaine distance ou neutralité en ne se limitant qu’à une chronologie synthétique et de commentaires minimalistes de 1960 à 1974. De même Boubou Hama, auteur prolifique a su, malgré ses charges de président de l’Assemblée nationale, adopter cette stratégie d’évitement en privilégiant une démarche objective dans son « Histoire du Gobir et de Sokoto » et dans « Histoire traditionnelle d’un peuple : les zarma songhay »
L’historiographie nigérienne a pris de l’ampleur au début des années 70 avec des productions de jeunes historiens comme justement André Salifou et sa méthode d’histoire globale, Djibo M. Hamani, Maikoréma Zakari entre autres.
- Le premier avec comme cadre le Damagaram et l’Adar pour le second tentent d’explorer avec une démarche rigoureuse d’exploitation de sources orales et écrites, une part importante de l’Histoire du XVIII et XIXè S précoloniale. Ces recherches universitaires fixent les repères dénués de tous les relents connus dans la littérature coloniale. Dans la même veine, Maikoréma Zakari et sa « contribution à l’Histoire du sud-est nigérien. Le cas du Mangari XVI-XIX S » restitue une des plus belles pages de l’histoire africaine de l’espace Kanem-Bornou. Sa contribution à l’étude de l’ « Islam dans l’espace nigérien : des origines à 1960 » montre l’antériorité de l’Islam dans la Négritie (espace dont fera partie le futur Niger) puisque le propagateur de la religion en Afrique du nord Oqba ibn Nafi’i passa par le Kawar en 663 avant de continuer vers l’Algérie et le Maghrib (Maroc).
- Une nouvelle génération d’historiens (et plus tard de la « nouvelle Histoire ») comme Idrissa Kimba dans « Guerres et sociétés : les populations du Niger occidental au XIXè S et leurs réactions face à la colonisation ». Avec une approche quasi- marxiste de l’histoire, il rapporte les réactions symboliques à la colonisation à travers les codes mystérieux de « hawka » ou du « folley » indéchiffrables de l’occupant. Dans le même temps, André Salifou qui s’épancha sur Dan Bassa ou dans « Kaocen ou la révolte sénoussiste » posent autant que Kimba la problématique « résistancialiste », évoquée par Bernussou, consacrant la résistance face à la colonisation.
L’Histoire a longtemps été déconnectée des réalités nationales sans prises avec le terroir et héros à qui nous pouvons nous identifier. Le temps passé à étudier pour un élève nigérien l’histoire de l’antiquité gréco-romaine, des Pays-Bas des stathouders, de Henri VIII et l’histoire d’Angleterre ou « nos ancêtres, les Gaulois » est certes révolu.
Le recentrage s’avère donc nécessaire. Un récit national dénué de tout sentimentalisme, d’accointances ou de subjectivité est de nature à se réapproprier de son Histoire. Il fut un temps où on observa une tendance à la mythification du narratif historique pour différentes raisons, propres aux dictatures : on pensera à loisir à Ceausescu qui inventa le mythe Dracula et le parcours touristique en Transylvanie ou le village Potemkine en Russie tsariste, d’un faux pays bienheureux.
Or, les Nigériens sont peu portés à la connaissance de leur propre Histoire, de leur identité. Et en plus, si des individus n’ayant aucune expertise triturent l’Histoire à leur guise à force de démonstrations biaisées sur TikTok ou Instagram …versant dans un nationalisme béat.
Gageons que ce collège d’historiens donne les éléments pour se réapproprier les leviers de cette histoire si riche allant du paléolithique en passant par les périodes des empires et des royaumes, la période coloniale et contemporaine : les gisements préhistoriques de Madaouela, d’Adrar Bous, les nécropoles antiques de Bura du 2è S ap. JC, les mystères du ksar de Djado ou d’Assodé sont des épisodes méconnus qu’il faudra vulgariser autant que la richesse de l’activisme démocratique et syndical de 1945 à 1960 mis en perspectives par Mamoudou Djibo dans «les enjeux politiques dans la colonie du Niger (1944-1960)» où s’affrontaient le Parti Progressiste Nigérien – Rassemblement Démocratique Africain (PPN-RDA), l’Union des Nigériens Indépendants et sympathisants (UNIS), le Mouvement Socialiste Africain (MSA-Sawaba), le BNA (Bloc Nigérien d’Action)…
Se départir des considérations dégradantes ou stigmatisantes pour se réapproprier le narratif valorisant mais juste et objectif des épopées : que les résistances de Kouran Daga ou de Kaocen puissent être assimilées à des actes de bravoure et non d’insoumissions et d’insolence vis-à-vis du colon, rétablir l’hagiographie de Rabah qui était la cible des missions Foureau-Lamy, Gentil et Voulet-Chanoine dans le bassin du lac Tchad caricaturé en vulgaire esclavagiste devant être interprétée comme un acte d’indépendance ; déconstruire le vocable de « drame » à Dankori de la tristement célèbre colonne Voulet-Chanoine qui opta pour la politique de la terre brûlée depuis le Pays mossi jusqu’à Dankori (près de Tessaoua) en passant par le sac de Birni N’Konni (qui fit près de 10.000 morts). Le téléfilm « Capitaine des ténèbres » – 2005 – de Serge Moati (qui vécut au Niger dans les années 70) est illustratif de la cruauté de ces soudards finalement abattus par ses propres éléments du régiment des tirailleurs sénégalais (RTS).
Se réapproprier une Histoire dénuée de toutes considérations politiques ou de pressions extérieures est un écueil auquel il faudra veiller pour affirmer la neutralité historiographique. Cette logique d’évitement est nécessaire pour la crédibilité des faits historiques.
Et que cette commission fasse sienne cette maxime de l’écrivain-académicien Fénelon (1651-1715) qui assène que « le bon historien n’est d’aucun temps, ni d’aucun pays. Quoiqu’il aime sa patrie, il ne la flatte jamais de rien ».
© Aboubakar LALO
L’Autre Républicain du jeudi 16 janvier 2025