Ce jeudi 5 décembre une cérémonie de lancement de l’ouvrage collectif ‘’25 LETTRES AU PRÉSIDENT MOHAMED BAZOUM, philosophe, prisonnier et résistant’’, paru le 2 décembre dernier, aura lieu de 18h à 20h à Paris. Cette initiative coordonnée par Geneviève Goëtzinger, ancienne journaliste et directrice générale de Radio France internationale (RFI), et Mamadou Ismaïla Konaté, avocat, ancien ministre malien de la justice, a été préfacée par l’anthropologue émérite franco-nigérien Jean-Pierre Olivier De Sardan dont la teneur suit.
Ces vingt-cinq lettres de personnalités en particulier africaines mais pas seulement, adressées au Président Mohamed Bazoum toujours détenu par les militaires qui ont pris le pouvoir il y a plus d’un an, sont extraordinairement diverses, dans leurs styles, dans leurs perspectives, dans leurs témoignages, dans leurs analyses, dans leurs formats, dans leurs sensibilités, dans leurs contenus. On ne saurait donc voir en ce livre qui les réunit une quelconque orthodoxie, une quelconque ligne politique, une quelconque idéologie. Aucune consigne, aucune concertation, aucun mot d’ordre, aucun calibrage n’ont en effet présidé à leur écriture. Chacun a rédigé son texte seul avec lui-même, avec ses propres choix, son propre vécu, ses propres certitudes, ses propres inquiétudes ou ses propres indignations. On voit ainsi des divergences mineures ou notables s’esquisser ici ou s’exprimer là, et c’est tant mieux. Chacun parle pour son compte. Cette diversité est bienvenue. Cela donne un livre inclassable, un objet littéraire non identifié. Et pourtant un fil rouge traverse tous ces propos. C’est le sort dramatique de Mohamed Bazoum, la sidération face à sa détention, le sentiment d’une injustice incroyable, et le respect pour l’homme politique comme pour l’homme tout court, qui constituent ce fil rouge.
J’ai en quelques rares occasions rencontré Mohamed Bazoum et échangé avec lui, mais sans bien le connaître. J’ai eu des désaccords avec certaines de ses déclarations ou de ses décisions quand il était ministre de Mahamadou Issoufou, et j’ai publiquement exprimé, au début du deuxième mandat de son prédécesseur, mes critiques envers diverses pratiques déplorables de son parti dans une « Lettre à mes amis du PNDS ». Mais j’ai toujours gardé une réelle estime pour sa personne. Tous ceux qui l’ont connu et qui m’ont parlé de lui ont toujours fait état de son intégrité, de son sens du devoir, de sa culture, de sa compétence, de son engagement pour son pays, voire de son idéalisme. Les lettres de ce volume le confirment abondamment, avec conviction, et parlent de lui, selon les cas, avec émotion, pudeur, véhémence, amitié, nostalgie, respect, et même espoir. Il faut remercier Mamadou Konaté et Geneviève Goëtzinger d’avoir eu la superbe idée de les solliciter pour les réunir dans ce recueil. Pour ma part, je n’ai ni l’expérience politique, ni la qualité ni l’intimité qui m’autoriseraient à intervenir dans le même registre que les auteurs de cet ouvrage, et je ne m’adresserai donc pas directement à Mohamed Bazoum, mais plutôt aux lecteurs, quels qu’ils soient, nigériens ou non, pour leur proposer une analyse aussi objective que possible de la situation actuelle de Mohamed Bazoum dans son double statut hier de réformateur courageux et aujourd’hui de victime innocente. Deux éléments me semblent en effet incontournables, irréfutables :
(a) L’honneur du Niger voudrait qu’il soit le plus vite possible remis en liberté, car être un président déposé par un coup d’état n’est ni un crime ni un délit, et rien ne justifie qu’il soit retenu depuis un an et demi dans des conditions à certains égards pires que la prison (les prisonniers reçoivent au moins des visites de leur proches).
(b) Mohamed Bazoum était un président réformateur, qui entendait améliorer la gouvernance du Niger, pacifier la démocratie, gagner la lutte contre l’insurrection jihadiste. Avancer vers ces trois objectifs impliquait une prise de distance avec tous ses prédécesseurs et leurs méthodes, il le savait, comme il savait que sa marge de manœuvre était faible. Son bilan en deux ans est à cet égard clairement positif. Hélas, il a été d’une certaine façon victime non seulement d’un coup d’État mais aussi de l’impopularité croissante des régimes démocratiques : il paye en quelque sorte pour les autres, très injustement.
Développons ces deux points.
Une libération qui s’impose
Mohamed Bazoum est avec son épouse privé de liberté depuis le 26 juillet 2023, et il a été depuis le 19 octobre 2023 coupé de tout contact avec l’extérieur (téléphone confisqué, une visite par semaine de son médecin et personne d’autre).
Une raison invoquée par ceux qui le gardent en captivité serait son implication éventuelle dans deux séries de décisions de la CEDEAO en riposte au coup d’État, décisions il est vrai fort néfastes pour le Niger, dont seule la première a été mise en œuvre : la sévérité des sanctions économiques d’une part, qui a frappé durement la population ; la préparation annoncée d’une intervention militaire contre les putschistes d’autre part (avec le soutien bruyant et très inopportun de la France), dont il est clair qu’elle aurait été une catastrophe si elle avait eu lieu. Pourtant, ce n’est pas Mohamed Bazoum qui est à l’origine de ces décisions, tout le monde le sait : ce sont les chefs d’État de la CEDEAO, avec à leur tête Bola Tinubu, président du Nigéria (qui n’est en rien, soit dit en passant, un féal de la France). Ils ont, heureusement, avec Bola Tinubu toujours en tête, fini par abandonner leur stratégie, annulant une expédition militaire qui était de plus en plus insoutenable et levant enfin les sanctions. Mohamed Bazoum n’a été pour rien dans ce processus car il n’en a jamais été le décideur. Aujourd’hui, le pouvoir militaire nigérien reprend les relations avec le Nigéria et son Président, comme il les reprend avec le Bénin et son Président (qui fut lui aussi un partisan déclaré pour un temps de l’intervention militaire). Si ceux qui ont été à l’origine des sanctions et du projet d’intervention militaire sont redevenus fréquentables pour le CNSP, pourquoi Mohamed Bazoum reste-t-il bien pire que non fréquentable, traité en paria, en otage, et maintenant inculpé de complot contre la sureté de l’État, haute trahison et apologie du terrorisme !
Un comble ! Deux autres raisons sont parfois invoquées. La première est son refus de démissionner, autrement dit de valider le coup d’État. C’est son droit le plus absolu. Mais en quoi est-ce répréhensible ? Le coup d’État a eu lieu, un nouveau régime s’est installé, qui n’a pas eu besoin que je sache de l’autorisation de Mohamed Bazoum. La page de la démocratie a été pour un temps tournée, ceci sans la démission de Mohamed Bazoum. Celle-ci n’est donc plus un enjeu au niveau institutionnel pour le CNSP : cela ne regarde que Mohamed Bazoum. En outre, il y a des positions courageuses qui méritent le plus grand respect, y compris de la part de ceux qui les désapprouvent. C’est le cas ici.
Enfin il y aurait eu, disent les militaires au pouvoir, des projets pour le faire évader, et cela justifierait son inculpation ! Vrai ou faux ces projets ? Je n’en sais strictement rien. Simplement on a pu constater qu’ils n’ont pas été mis à exécution. Ce qui est sûr, c’est que si projets il y a eu, ce n’est évidemment pas Mohamed Bazoum isolé dans sa chambre qui les a élaborés. Ce sont évidemment d’autres militaires : n’est-ce pas leur métier que de faire des coups d’État, des contre-coup d’État, des opérations commandos ? Si le CNSP veut punir les concepteurs de ces éventuels projets, pourquoi diable s’en prendre à celui qui en aurait été l’éventuel bénéficiaire alors que l’action n’a pas même eu lieu ? On pourrait ajouter qu’on voit mal comment le projet avorté de libérer une personne illégalement détenue pourrait devenir un crime de cette dernière, pendant que les griots chantent partout les louanges d’un coup d’État…
Menace jihadiste et échec de la démocratie : certes, mais le Président Mohamed Bazoum essayait justement d’y remédier !
Le CNSP a justifié le coup d’État par deux arguments : la progression du terrorisme jihadiste et la mauvaise gouvernance (de la démocratie). Ceci est vrai sur le long terme : depuis 20 ans, l’insurrection jihadiste a considérablement progressé dans la région de Tillabéri, et la gouvernance des partis en régime démocratique est devenue très impopulaire en particulier du fait de la dégradation des services publics et du chômage massif, ainsi que du clientélisme, de l’affairisme et de la corruption régnant au sein de la classe politique (à diverses exceptions près).
Mais c’est faux sur le court terme : Mohamed Bazoum était justement en train de marquer des points contre le terrorisme et de rectifier positivement la gouvernance. En ce qui concerne la lutte contre le terrorisme, le Niger pendant les deux années de présidence de Mohamed Bazoum a été le seul pays du Sahel où les attaques terroristes ont diminué. Contrairement à son prédécesseur, le Président Bazoum s’est chaque fois rendu sur les lieux où les forces armées nigériennes avaient eu des pertes au combat. Il a multiplié et diversifié les approvisionnements en matériel militaire (Chine, Turquie), il a accru les recrutements en hommes pour l’armée mais aussi pour les forces de sécurité intérieure, refusant à juste titre le recours aux milices (dont on a vu les conséquences funestes au Mali et au Burkina Faso), il a tenté de négocier la reddition de chefs jihadistes de base (s’opposant à la position de la France sur cette question stratégique), il a soutenu les efforts de la Haute autorité à la consolidation de la paix (HACP) pour impulser et coordonner le retour de l’État dans les zones contestées par les jihadistes et prévenir les affrontements intercommunautaires.
Du coté de la gouvernance, il a mis à juste titre l’éducation (dont la situation est catastrophique) en tête des priorités nationales, pris des mesures contre des responsables corrompus y compris issus de partis qui le soutenaient, laissé prospérer l’action pénale contre les détournements massifs liées aux commandes militaires sous la présidence de Mahamadou Issoufou, tenté de réformer radicalement la gestion plus que douteuse du ô combien nécessaire processus de pacification d’une vie politique nigérienne bien trop hystérisée.
À mes yeux de simple citoyen, Mohamed Bazoum a sans doute été le meilleur président que la démocratie nigérienne ait connu depuis la Conférence nationale. Mais il n’a eu ni le temps ni les moyens de le prouver véritablement, car il fut aussi celui qui est resté le moins longtemps en poste, et de surcroit en étant entravé par certains dirigeants de son propre parti. Quel gâchis !
Puisse le prisonnier politique à la fois le plus connu et le plus oublié d’Afrique retrouver la liberté le plus vite possible !
Jean-Pierre Olivier de Sardan
PS : Le titre et le chapeau sont de la Rédaction.
L’Autre Républicain du jeudi 5 décembre 2024